Reportage
Médecin passionné d’Haïti, le Dr Ulysse Jean Chenet conjugue la rigueur de la science et l’âme de la culture. Profondément attaché à ses racines, il consacre autant de soin aux corps qu’à la mémoire collective, célébrant à travers ses écrits la richesse du vodou, du rara et des traditions populaires. Rêvant de fonder un jour un musée du rara en Haïti, il offre au Nouvelliste de vibrantes pages où la culture rencontre la vie, la mort, et la poésie du peuple.
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Par Dr Ulysse Jean Chenet
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Le soleil se couche lentement sur Cassange, Léogâne. La poussière du chemin s’élève, se mêlant à l’odeur du clairin et des bougies qui se consument. Dans la cour de Manbo Minoucheca, les tambours commencent à parler, profonds, insistants, irrésistibles. Le Tanp Zèklè s’anime, vibrant au rythme du souffle des Guédés.

Guédé à Léogâne
Les couleurs dominantes — le noir et le violet, symboles de mort et de renaissance — s’imposent dans la foule. Quelques touches de blanc percent la nuit : le drap d’un hounsi, la jupe d’une mambo, un foulard qui s’agite comme un appel à l’invisible. Les visages sont peints de poudre blanche, les lèvres cerclées de noir, les yeux habités d’un éclat surnaturel.
Les danses des Guédés du Tanp Zèklè ont commencé dans la matinée du mardi 4 novembre et ont pris fin dans la nuit du 5 novembre 2025. On a offert en sacrifice des animaux aux loas, symbole de communion entre les vivants et les morts. Les rythmes puissants, les chants, les cris et les rires collectifs ont marqué le passage du visible à l’invisible, dans un tourbillon de ferveur et de vie.
Au centre, les corps se déhanchent. Les reins ondulent, les épaules roulent, les mains s’ouvrent comme pour saisir le vent. Les danses guédées sont lascives, effrontées, pleines de cette vitalité brute qui défie la mort.
Dans la main de chaque initié, le bâton de Guédé — symbole du sexe masculin — s’agite au rythme du tambour. Ici, le sexe n’est pas péché : il est symbole de vie, de création, de force vitale. Les Guédés rient de tout, même de la mort, et la ridiculisent à coups de plaisanteries obscènes et de chansons grivoises.
Les voix montent :«Si si si m pral kay Lamèsi, way manman… Kay Lamèsi gen yon kochon grate, way manman !.»
Les rires éclatent, graves, joyeux, libérateurs. Quelques enfants observent à distance, fascinés, pendant que les plus âgés se balancent au rythme d’un monde ancien qui refuse de disparaître.

Danse guédé dans toute son ampleur à Léogâne
Autour du péristyle, on verse de l’alcool par terre. Des libations — clairin, rhum, tafia — se répandent en offrande aux esprits. Le sol s’imprègne d’un parfum âcre, sacré. «Pou zanj, pou zansèt yo», murmure une voix, avant de lever la bouteille vers le ciel. Les esprits, dit-on, aiment boire, rire, danser, sentir le feu du rhum qui monte.
Soudain, un frisson parcourt la foule : les Loas se manifestent. Le tambour s’accélère. Un homme titube, rit, tombe, se relève en criant : «Baron rive !»
C’est Baron Samedi, chapeau haut-de-forme, lunettes noires, cigare à la bouche, le rire gras. À ses côtés, Maman Brigitte s’avance, robe violette, hanche vive, le regard flamboyant. Ensemble, ils président à la fête des morts, qui est avant tout une célébration de la vie.
Les cuivres du Tanp Zèklè apportent une note nouvelle à la tradition. Le son métallique des trompettes se mêle aux tambours et aux hochets, créant une vibration inédite, presque urbaine. “Nou pote yon lòt enèji ane sa,” explique Manbo Minoucheca, un large sourire aux lèvres. “Guédé renmen sa ki briyan, sa ki bèl. Nou bay yo mizik ak kè kontan.”
Sous les arbres, les femmes chantent, les hommes rient, les Loas dansent. La fête dure toute la nuit, entre rire, transe et respect. Malgré l’insécurité et le récent passage de l’ouragan Mélissa, Léogâne refuse de se taire. La fête des Guédés survit, plus vibrante que jamais.
Au petit matin, quand les tambours s’apaisent, il ne reste qu’une poussière violette sur la terre, une odeur d’alcool et de cendre, et les échos d’un peuple qui célèbre la mort… pour mieux affirmer la vie.
Dr Ulysse Jean Chenet